samedi 30 septembre 2017

Emile Pirenne

Jeunesse et études

Les parents d'Henri Pirenne
rue des Raines naissance
   
Son père, Lucien-Henri Pirenne, était industriel et fut pendant de nombreuses années échevin des travaux publics. La famille de sa mère, née Virginie Duesberg, était associée à la famille Pirenne dans la fabrication et la préparation du drap. 

   Henri Pirenne, aîné de quatre frères et de trois sœurs, fit ses études moyennes au collège communal (l'actuel Athénée royal) de sa ville natale ; en rhétorique, il eut l'honneur de complimenter le roi Léopold II, venu en 1878 à Verviers pour l'inauguration du barrage de la Gileppe. En octobre 1879, il entrait à l'Université de Liège.


  Lucien-Henri Pirenne avait souhaité faire de son fils aîné un ingénieur. L'inaptitude de celui-ci aux mathématiques fit abandonner le projet : Henri allait entreprendre des études de droit. Mais, étudiant de candidature en philosophie et lettres, il fut profondément impressionné par Godefroid Kurth, qui, en dehors d'autres branches, enseignait l'histoire du moyen âge. 

   Ce ne furent pas les seules leçons ex cathedra  de ce maître qui attirèrent le jeune étudiant. Kurth était un professeur qui savait dans ses cours mettre au service de la science une   éloquence   nourrie   d'idéalisme. Mais il était avant tout un érudit et depuis 1874 il dirigeait, à l'Université de Liège, des « Cours pratiques » sur le modèle de ces « séminaires », créés par Leopold von Ranke et ses disciples, qui assuraient à l'historiographie allemande une indiscutable supériorité sur celle des autres pays.

    Les cours pratiques de Kurth ne figuraient pas au programme et se faisaient chez le maître lui-même, dans son cabinet de travail ; ils sont le point de départ de tout l'enseignement et de toutes les recherches qui s'effectuent dans tous les séminaires historiques de notre pays. 

   Henri Pirenne suivit les cours de chaire de Kurth, mais surtout il prit part à ses cours pratiques : c'est là que se dessina sa vocation d'historien ; c'est là qu'il apprit la technique de la recherche historique appliquée au moyen âge ou tout au moins les éléments de cette technique. Son père ne lui refusa pas l'autorisation de remettre à plus tard ses études juridiques - il ne les reprit jamais - et de préparer le doctorat en philosophie et lettres : il conquit le grade de docteur le 6 juillet 1883 ; au mois d'août de la même année, un jury interuniversitaire le proclamait lauréat du Concours des Bourses de Voyage pour un mémoire intitulé : Histoire de la Constitution de la ville de Dinant au moyen âge, qui, profondément remanié, parut à Gand, en 1889.


   Pirenne avait, au cours de ses études, également participé au Cours pratique créé par Paul Fredericq, à l'imitation de celui de son collègue et ami Kurth ; il s'y était initié aux méthodes de la recherche historique appliquée à l'étude du XVIe siècle.
Les deux années vécues à l'étranger par Henri Pirenne furent d'une importance capitale pour son développement. Elles lui procurèrent un complément de formation technique indispensable. Elles déterminèrent ou contribuèrent largement à déterminer l'orientation qu'allait prendre l'activité scientifique du jeune historien.

Henri Pirenne en 1880


   Il passa l'année académique 1883-1884 en Allemagne. Tout d'abord à Leipzig, où il rencontra Georges Cornil, qui devait enseigner plus tard - avec quel éclat ! - le droit romain à l'Université de Bruxelles. 

    Le maître dont il suivit l'enseignement avec le plus de profit fut Wilhelm Arndt, à qui il dut d'être bon paléographe et dont il évoquait parfois la paternelle bonté. 

    A Berlin, il fut assidu aux cours et aux séminaires d'Harry Bresslau, alors professeur extraordinaire à cette université avant d'obtenir un ordinariat à Strasbourg. Le « diplomatiste » éminent qu'était Bresslau enseigna la diplomatique à Pirenne. 

    Celui-ci lui resta toujours reconnaissant de l'avoir formé à ce qu'il tenait pour la science auxiliaire par excellence du médiéviste. Il l'enseigna et la pratiqua d'ailleurs lui-même, toujours avec plaisir et avec talent. 

  Un des créateurs de l'histoire économique, Gustav Schmoller, dont Pirenne suivit aussi l'enseignement à Berlin, eut une influence décisive sur sa pensée. Peut-être le milieu familial avait-il déjà orienté son esprit vers les problèmes économiques ; mais c'est le contact intellectuel avec Schmoller qui fit de lui un « historien économiste ». Il citait volontiers les opinions auxquelles cet esprit original savait donner une forme frappante ; telle cette phrase que nous avons entendu plus d'une fois Pirenne répéter dans ses cours : « Les deux faits historiques les plus importants depuis la chute de l'Empire Romain sont la naissance ou la renaissance des villes au haut moyen âge en Europe occidentale et la construction des chemins de fer au XIXe siècle ». 

   Pirenne fut reçu régulièrement chez Georg Waitz, qui, président des Monumenta Germaniae Historica, avait cessé d'enseigner ; il disait avoir plus appris par. la conversation avec l'illustre auteur de la Deutsche Verfassungsgeschichte que par la fréquentation de bien des cours. 

   Il avait eu un entretien avec le vieux Ranke, dont le génie historique et la probité intellectuelle restèrent toujours pour lui un objet d'admiration. C'est de son année d'études en Allemagne que datait l'amitié qui l'unit jusqu'en 1914 à Karl Lamprecht, alors Privatdozent à Bonn, et à R. Hoeniger, alors Privatdozent à Berlin. Contrairement à une opinion assez répandue, il ne fut jamais l'élève de Lamprecht; mais il subit certainement l'influence de sa pensée.


Godefroid Kurth (1847-1916)
  A l'époque où Pirenne fut son élève, Kurth s'intéressait particulièrement à l'étude des sources littéraires du très haut et du haut moyen âge et à la très ancienne histoire de Liège. 

  C'est sous sa direction que Pirenne entreprit le premier de ses travaux, qui relevait du double champ d'études de son maître : Sedulius de Liège, publié dès 1882 dans les Mémoires in-8° de l'Académie royale de Belgique. Mais déjà le choix du sujet auquel il consacra son travail destiné au Concours des Bourses de Voyage, révèle une orientation propre : la constitution de la ville de Dinant au moyen âge. 

   L'histoire urbaine avait captivé son intérêt. Son séjour en Allemagne, où les recherches sur les institutions des villes médiévales étaient en pleine efflorescence et où Schmoller faisait de leur vie économique l'objet de ses cours, accentua cette orientation. 

   Elle allait être encore consolidée par un séjour à Paris. Pirenne y passa l'année académique 1884-1885 ; il y fréquenta l'École des Chartes et l'École pratique des Hautes Études. Dans ces deux établissements d'enseignement supérieur, l'homme dont il reçut l'enseignement avec le plus grand profit fut Arthur Giry. 

    Son cours de diplomatique aux Chartes, ses « conférences » (lisez : « cours pratiques ») aux Hautes Études constituèrent un précieux complément à la formation que Pirenne avait reçue en Allemagne. Les » conférences » des Hautes Études, en particulier, où Giry traitait d'histoire urbaine, familiarisaient le jeune historien belge avec le passé des villes de la France du Nord. 

   Toujours aux Hautes Études, Gabriel Monod et Marcel Thévenin - ancien élève de Waitz, à Gottingen - perfectionnaient dans leurs « conférences » la technique historique de leur disciple étranger; l'un en matière de critique des sources narratives, l'autre dans le domaine des institutions mérovingiennes et carolingiennes.

   Pirenne entendit plusieurs fois, en Sorbonne, Fustel de Coulanges, dont il ne cessa jamais d'admirer profondément la puissante aptitude à la synthèse et le merveilleux don d'exposition, mais dont Monod et Thévenin lui révélaient l'érudition trop souvent déficiente.

    Au cours de son année parisienne d'études, Pirenne s'était lié avec un jeune juriste belge, Maurice Vauthier, qui fut plus tard un des grands professeurs de droit à l'Université de Bruxelles. Il fut aussi, dès cette année, l'ami de deux jeunes Français appelés à marquer dans la vie scientifique de leur pays : Maurice Prou, qui devint l'un des érudits les plus complets qui aient été en France après Léopold Delisle, enseigna avec éclat aux Chartes et dirigea plus tard cette illustre école; Abel Lefranc, qui étudiait en ce temps le passé de Noyon, sa ville natale, mais qui, devenu professeur au Collège de France, allait être le grand historien des lettres et de la pensée françaises aux temps de la Renaissance, l'irréprochable éditeur et le savant commentateur de Rabelais. 

  Ces amitiés fraternelles furent pour Pirenne, sa vie durant, une source de joie et de réconfort.


Carrière

Henri Pirenne et Paul Fredericq en 1916
  En 1884, Pirenne allait être chargé de créer à l'Université de Liège l'enseignement de la paléographie et de la diplomatique. 

  Le projet d'arrêté n'était pas encore soumis à la signature du Roi, quand le gouvernement libéral fut renversé. Le gouvernement catholique Woeste-Jacobs refusa de proposer la nomination au chef de l'État : Pirenne avait le tort d'être libéral. 

  Mais en 1885, un autre gouvernement catholique fit preuve de plus de compréhension. Godefroid Kurth s'indignait de ce que ses amis politiques eussent défait ce qu'il appelait « la seule bonne chose qu'eussent faite les libéraux ». Il intervint auprès du Ministre de l'Intérieur et de l'Instruction publique, Thonissen, juriste éminent, qui avait publié d'importants travaux d'histoire et notamment d'histoire du droit. 

   Thonissen consulta son ami Thévenin, lequel recommanda chaleureusement son ancien élève belge, et Pirenne fut nommé pour faire à l'Université de Liège les cours pour lesquels il avait été désigné l'année précédente ; il fut également chargé d'exercices historiques, c'est-à-dire d'un cours pratique, à l'École normale des Humanités en la même ville. Il était âgé de vingt-trois ans.

   Dès l'année suivante, il était professeur extraordinaire à l'Université de Gand et chargé d'y enseigner l'histoire du moyen âge et l'histoire de Belgique ; il était également chargé du cours de géographie historique et d'exercices pratiques d'histoire aux Sections normales flamandes annexées à la faculté de philosophie et lettres. 

   A ce cours pratique, il accueillit, d'ailleurs, sans tarder des étudiants des facultés de philosophie et lettres et de droit. Plus tard, en application de la loi de 1890 sur la collation des grades académiques et par suite de la suppression des Sections normales flamandes, ses attributions furent modifiées et élargies : il devint titulaire des cours d'histoire du moyen âge et d'histoire de Belgique (moyen âge) et des exercices d'histoire (moyen âge) en candidature en philosophie et lettres, des cours d'institutions du moyen âge, d'encyclopédie de l'histoire (moyen âge), de diplomatique, de critique historique appliquée au moyen âge (cours pratique) au doctorat en philosophie et lettres.

   En 1893 devait venir s'y joindre le cours d'histoire économique (partim) à la faculté de droit. En 1899, Henri Pirenne avait été promu professeur ordinaire.



Henri Pirenne, recteur de l'Université de Gand en 1919.
  Les attributions universitaires de Pirenne ne reçurent de changements qu'au lendemain de la première guerre mondiale. En 1920, au décès de Paul Fredericq, il recueillit la partie moderne du cours d'histoire de Belgique dont l'unité se trouva reconstituée. Il obtint, à partir de cette même année, d'être déchargé de plusieurs enseignements : en 1920, du cours de diplomatique ; en 1923, des cours d'encyclopédie de l'histoire et d'histoire des institutions du moyen âge ; en 1927, du cours d'histoire du moyen âge.

  
  Quand Paul Fredericq, nommé recteur de l'Université de Gand après la délivrance de la Belgique, eut, au printemps de 1919, démissionné de ces fonctions, devenues trop lourdes pour lui, Pirenne lui succéda. Il fut recteur jusqu'à la rentrée d'octobre 1922 et il eut pour tâche, au cours de ces années, de remettre en mouvement la grande institution universitaire que la guerre et la politique de l'occupant avaient désorganisée. 

  Il s'attacha notamment à donner au corps professoral le développement devenu nécessaire et à procurer à l'université un équipement plus complet et plus adéquat. La mesure dans laquelle cela s'effectua paraît aujourd'hui bien modeste ; mais il faut, pour juger équitablement les résultats obtenus, ne pas oublier que l'on venait de loin et que le pays était ruiné par la guerre. Disposant de peu de personnel, obligé de payer constamment de sa personne, Pirenne eut, à ce moment, une tâche parfois écrasante à remplir.

   Un arrêté royal du 20 mai 1930 accorda, sur sa demande, à Henri Pirenne son admission à l'éméritat.


Famille

Jenny Vanderhaeghen en 1887
  Fixé à Gand dès 1885, il y avait épousé le 19 décembre 1887 Jenny Vanderhaegen, fille d'un haut magistrat. 

  On ne peut assez insister sur le rôle capital qu'a joué Mme Pirenne dans la vie de son époux. Active, ordonnée, douée d'un sens aigu des réalités, dévouée aux siens au delà de toutes limites, unissant la bonté à l'intelligence, cette femme d'élite a procuré à son mari des conditions idéales de travail. 

  Elle a pris sur elle tous les aspects matériels de la vie du ménage et elle a donné à Henri Pirenne la paix du foyer, indispensable à un travail régulier, intense et fécond. 

  Mais de plus, en un temps où la dactylographie n'existait point ou était encore peu répandue, elle a, en vue de l'impression, copié à la main, de sa belle et claire écriture, presque toute l'œuvre de son mari. Mme Pirenne s'est éteinte à Uccle, le 19 mars 1948.





   De cette union naquirent quatre fils. 

  L'aîné, Henri-Edouard, né à Gand le 18 octobre 1888, fut professeur de philosophie à l'Université de Gand et mourut à Uccle, quelques mois avant son père, le 28 mai 1935. 

   Le second, Jacques, né à Gand le 26 juin 1891, avocat honoraire à la Cour d'Appel de Bruxelles, professeur honoraire à l'Université de Bruxelles (d'histoire du droit), secrétaire honoraire de S. M. le roi Léopold III, obtint le Prix quinquennal des Sciences historiques (1930-1935) ; il fut créé comte par arrêté du Prince Royal, du 23 janvier 1951 (concession motu proprio). 

   Le troisième, Pierre, né à Gand le 19 janvier 1895, étudiant en sciences physiques et mathématiques (après avoir songé à faire des études de philologie classique), engagé volontaire dans l'armée belge, fut tué comme caporal au 1er régiment de grenadiers, à l'Yser, le 3 novembre 1914. 

  Le quatrième, Robert, né à Gand le 28 décembre 1900, fut substitut du procureur du roi à Bruxelles et mourut à Uccle le 22 avril 1931.





La guerre 1914-1918

Henri Pirenne au camp d'officier de Crefeld (18 mars - 12 mai 1916)
   La famille vivait heureuse dans une confortable maison de la rue Neuve-Saint-Pierre (au n° 126), quand la Belgique fut envahie par les armées allemandes le 3 août 1914. 

  Les trois fils aînés d'Henri Pirenne servirent dans l'armée belge et l'on a déjà dit qu'à l'un d'eux la patrie réclama le sacrifice total. Malgré l'angoisse de savoir un fils disparu et bientôt malgré la douleur de le savoir tué, Pirenne fut, sous l'occupation, de ceux qui entretinrent le moral de leurs compatriotes. 

 Son action pour la défense des institutions belges,  et  tout   particulièrement   de l'Université de Gand, contre les manœuvres de l'ennemi fut énergique et constante. 

  Le 18 mars 1916, il était arrêté, en même temps que son collègue et ami Paul Fredericq, et déporté en Allemagne. Cette arrestation provoqua dans tous les pays d'Europe et d'Amérique une véritable indignation ; elle contribua fortement au développement d'un état d'esprit hostile aux Empires Centraux, dans les milieux intellectuels des pays non belligérants.

   Prisonnier d'abord au camp d'officiers de Krefeld, puis à partir du 12 mai 1916 au vaste camp d'internés civils d'Holzminden, il fut à la suite de démarches du pape, du roi d'Espagne Alphonse XIII et du président Wilson, autorisé, le 24 août 1916, à résider à Iena en compagnie de Paul Fredericq. 

  Le 24 janvier 1917, leur commune présence en cette ville fut jugée dangereuse pour la sécurité de l'empire. Les amis furent séparés. Pirenne fut envoyé en résidence surveillée en Thuringe, à Kreuzburg an der Werra. Le 8 août 1918, Mme Pirenne et le jeune Robert purent venir l'y rejoindre.

 La captivité n'eut pas raison de l'énergie de Pirenne. Il sentit que le travail lui permettrait de résister à toutes les influences déprimantes et il eut le courage de s'y adonner.

   A Krefeld, il apprit le russe avec un officier des armées du Tsar ; à Holz-minden, il se dévoua pour améliorer le sort de ses co internés belges et il enseigna l'histoire économique à des étudiants russes ; à Iena, la bibliothèque universitaire le mettait à même de réunir des notes sur bien des sujets d'histoire. 

  A Kreuzburg il effectua un tour de force intellectuel. N'ayant guère à sa disposition que deux ou trois manuels d'histoire à l'usage des gymnases allemands, il entreprit, le 31 janvier 1917, d'écrire une Histoire de l'Europe depuis la fin de l'Empire Romain.

   Et travaillant jour après jour, de la manière régulière qui était la sienne à Gand ou en villégiature, il rédigea cette œuvre considérable, atteignant le  début  du   XVIe siècle au moment où le, 11 novembre 1918 allait mettre fin à son internement. Seul un géant de l'esprit était capable de cette réalisation.

 Les Souvenirs de captivité en Allemagne publiés en 1920 par Pirenne dans la Revue des Deux Mondes et cette même année, en volume, à Bruxelles, reflètent à chaque page la simplicité, la noblesse et la fermeté de caractère de leur auteur.



ctivités scientifiques extra-universitaires

Médaille commémorative du 75ème anniversaire de la Commission royale d'Histoire de Belgique en 1909.
 Les années d'après-guerre furent fécondes comme celles d'avant-guerre. Son enseignement et sa production scientifique n'avaient jamais occupé toute l'activité intellectuelle d'Henri Pirenne. Depuis longtemps, il prenait part aux travaux de l'Académie royale de Belgique, dont il était devenu correspondant en 1898, membre titulaire en 1903. 

  Il donna plus de lui-même encore à la Commission royale d'Histoire dont il devint membre en 1891, secrétaire en 1907; en cette dernière qualité, il assura en fait jusqu'à sa mort la direction des publications de cet organisme. Il édita et commenta plusieurs textes dans son Bulletin et dans ses collections ; c'est à son initiative qu'elle entreprit la série nouvelle des « Actes des princes belges ». 

 Il consacra un important aperçu historique à l'activité de la Commission lors de son centenaire : « La Commission royale d'Histoire depuis sa fondation », dans La Commission royale d'Histoire. 1834-1934. Livre jubilaire, Bruxelles, 1934.

  Après la guerre, le champ des activités de Pirenne au service de la science historique et de la vie scientifique devint plus large que par le passé. Il joua un rôle capital dans la constitution des patrimoines universitaires et dans la création de la Fondation Universitaire, dont il fut membre du Conseil d'administration de 1920 à 1926 et vice-président de 1926 à 1930. 

  Quand, à la suite du discours mémorable prononcé à Seraing par le roi Albert, les bases du Fonds National de la Recherche Scientifique furent jetées en 1927, Pirenne fut membre et du Comité de propagande et de la Commission spéciale de constitution ; il présida la Commission d'histoire du F. N. R. S., de 1928 à 1935. 

  Ces Organismes, qui rendirent possible en Belgique une vie scientifique digne de ce nom, plaisaient à Pirenne parce qu'ils étaient en état d'exercer leur action en dehors des influences politiques et de la routine bureaucratique.

  Sur le plan international, l'activité de Pirenne ne fut pas moins considérable. Il joua un rôle important à l'Union académique internationale et c'est à son initiative que celle-ci entreprit la préparation d'un nouveau Du Cange ; il ne vécut heureusement pas assez longtemps pour en voir les premières réalisations, qui l'eussent fort déçu. 

  Il présida le Ve Congrès international des Sciences historiques à Bruxelles en 1923 et prononça un discours d'ouverture « De la méthode comparative en histoire » (dans G. Des Marez et F.-L. Ganshof, Compte rendu du Ve Congrès international des Sciences historiques, Bruxelles, 1923), qui contient un passage admirable sur le devoir d'objectivité de l'historien. 

 Il prit part au VIe Congrès, à Oslo, et fit, à la séance d'ouverture, un exposé sensationnel sur « L'expansion de l'Islam et le commencement du moyen âge » ; celui-ci donna lieu l'après-midi même, dans une séance de travail qui dura plus de trois heures, à des échanges de vues entre quelques-uns des historiens les plus éminents d'Europe et d'Amérique. 

  Un médiéviste allemand répondait à un ami qui lui demandait ce qu'il y avait eu de véritablement important au Congrès d'Oslo : « die Pirenne Schlacht » ; par où il entendait le débat dont il vient d'être question.


Henri Pirenne au Comité international des Sciences historiques en 1926.
 Le Comité international des Sciences historiques compta Pirenne parmi ses fondateurs (1926) et quelque temps parmi ses dirigeants. On ne peut songer à énumérer les autres organismes nationaux et internationaux à la vie desquels Pirenne fut mêlé. Il faut par contre rappeler qu'il voyait un danger dans la multiplication de ces institutions : il craignait par dessus tout la création d'une administration de l'histoire et la constitution d'orthodoxies historiques.




  Parmi ses activités internationales, on peut, croyons-nous, affirmer que ses préférences allaient aux leçons qu'il fut invité à faire dans bien des universités étrangères, avant et surtout après la  guerre  : en Europe,  en  Algérie, en Egypte, aux États-Unis. Pirenne aimait ce contact direct avec ses collègues et avec les étudiants d'autres établissements  d'enseignement  supérieur que le sien. 

  Ces cours firent tous une   impression   profonde   sur   leurs auditeurs. Plusieurs maîtres de l'histoire,   en   France,   évoquent   encore aujourd'hui avec plaisir et gratitude les leçons d'une exceptionnelle portée qu'ils reçurent de Pirenne tandis qu'ils étaient eux-mêmes étudiants ou jeunes professeurs à Strasbourg, à Dijon, à Alger,   dans   telle  autre   faculté  des lettres ou à l'École des Chartes. 

  Au nombre de ces leçons faites à l'étranger, celles qui, de septembre à décembre   1922,   eurent   pour   cadre   neuf universités  américaines   ont  droit  à une place toute spéciale : elles furent pour Pirenne l'occasion de tenter une synthèse   de  ses   vues  sur  l'histoire urbaine en Europe occidentale au haut moyen âge. 

 L'Université de Princeton, désireuse d'assurer à cet enseignement un caractère durable, obtint de Pirenne qu'il rédigeât son cours et qu'il confiât à son département d'édition le soin d'en faire traduire le texte en anglais et de le publier. 

Telle fut l'origine de Medieval Cities. Their   origins   and the revival of trade, Princeton University Press, 1925.  La traduction est, hélas, fort  médiocre ; heureusement, Pirenne fit paraître en 1927 le texte original français, amplement remanié, de cet admirable petit volume : Les villes du moyen âge. Essai d'histoire économique et sociale, Bruxelles, 1927. Il en sera question plus loin.
   

Les dernières années

Henri Pirenne vu par Ochs (Pourquoi pas, 9 octobre 1925, n°584)
   Admis à l'éméritat, Henri Pirenne avait quitté Gand en 1930 et s'en était allé habiter l'agglomération bruxelloise : une ravissante maison précédée d'un jardin au 13, avenue Fructidor (aujourd'hui avenue Henri Pirenne), à Uccle. Propriété taillée, comme ses voisines, dans les parties extérieures du parc entourant jadis la demeure d'un autre médiéviste belge de renom, Léon Vanderkindere, professeur à l'Université de Bruxelles.

  Moins d'un an plus tard, il eut la douleur de perdre son fils cadet Robert, jeune magistrat, qui dans ses loisirs poursuivait d'intéressantes recherches d'histoire du droit. Le coup fut si cruel que Pirenne se demanda un instant s'il serait capable de continuer ses travaux. Au début de novembre, devant la tombe de Guillaume Des Marez, professeur à l'Université de Bruxelles, décédé le 2 de ce mois, il commençait par ces mots déchirants un dernier adieu à son ancien élève : « Il est monstrueux qu'un père survive à ses enfants et qu'un maître survive à ses disciples ». 

 Cependant, la tendresse des siens et, encore une fois, le travail le sauvèrent. Nommé professeur agréé à l'Université de Bruxelles, il y fit, de novembre à décembre 1931, un cours public sur Mahomet et Charlemagne, préfiguration verbale du livre qu'il préparait. 

  Ce fut un succès sans précédent : on évoquait l'auditoire de Bergson au Collège de France. Après le cours, Pirenne se retirait dans un café du voisinage avec un petit nombre d'historiens, jeunes ou d'âge moyen, sortis de Gand ou de Bruxelles et en leur compagnie poussait plus loin l'examen du sujet traité, comme en un séminaire ; pour quelques-uns de ceux qui participèrent à ces entretiens, ce furent là des heures exceptionnellement fécondes.


Médaille frappée à l'occasion de l'achèvement de l'Histoire de Belgique (1933).


 Février 1932, autre grande date dans ces dernières années de la vie de Pirenne : le tome VII de l'Histoire de Belgique, achevé le 18 août 1931 dans sa maison de campagne de Sart-lez-Spa, voyait le jour. Le dernier volume de cette grande œuvre était dédié à la mémoire de son fils Robert, comme le cinquième volume l'avait été à la mémoire de son fils Pierre. Quelques semaines plus tard, il prononçait, au cours d'une manifestation organisée à cette occasion par la revue Le Flambeau, une manière de Cantique de Siméon, trop beau pour ne pas être reproduit ici : « ... Ce livre, je me réjouis profondément de l'avoir achevé. 

 J'ai eu ce rare bonheur de pouvoir y travailler pendant trente-cinq ans. Il a rempli la meilleure partie de ma vie. Je l'ai commencé dans la pleine santé de la jeunesse, en une période de prospérité publique et privée. Audacieusement j'ai mis à la voile pour une longue traversée et durant longtemps le vent m'a poussé sur une mer calme et bienveillante.

   Quand la tempête est venue, j'étais trop loin pour revenir en arrière. A travers la détresse de la patrie et les tristesses de l'existence, j'ai conservé la direction, et le souci d'arriver au port m'a permis de supporter plus facilement bien des traverses, en m'absorbant dans ma tâche. Car je m'y suis absorbé, et combien je lui suis reconnaissant du puissant dérivatif qu'elle a été dans ma vie ».

   L'achèvement de l'Histoire de Belgique allait permettre à Pirenne d'écrire enfin ce Mahomet et Charlemagne, qu'il préparait depuis si longtemps. Il s'efforçait de ne pas s'en laisser distraire et il tenait, très sommairement, ses intimes au courant de l'état d'avancement du travail. 

  Le 4 mai 1935, il en achevait une première rédaction. Trois semaines plus tard il fut à nouveau cruellement atteint: son fils aîné, Henri-Edouard, mourait brusquement le 28 mai. Ce même jour, il tombait malade lui-même. La peine et le mal eurent cette fois raison de sa résistance ; le séjour à la campagne dans sa chère maison de Sart-lez-Spa, ne lui apporta pas le soulagement qu'il en espérait. Rentré à Uccle en octobre, il s'y éteignit doucement le 24 de ce mois, à l'âge de soixante-treize ans.

II. L'oeuvre

"Un prétendu original de la donation d'Eisenach en 762 à l'abbaye d'Echternach", exemplaire dédicacé à François Ganshof, 1935.
L'œuvre historique de Pirenne est si riche et si variée que l'on ne peut songer à en donner ici un aperçu complet. On ne peut que renvoyer le lecteur à la Bibliographie des travaux historiques d'Henri Pirenne, établie par l'auteur du présent article en collaboration avec d'autres élèves du maître, E. Sabbe, F. Vercauteren et C. Verlinden (dans Henri Pirenne. Hommages et Souvenirs, I, Bruxelles, 1938) ; encore n'est-elle pas elle-même rigoureusement complète. On se limitera ici à l'essentiel.

Travaux d'érudition

     Il faut tout d'abord mettre en pleine lumière le fait que l'œuvre d'Henri Pirenne comprend un nombre important de travaux d'érudition pure : éditions de textes narratifs ou diplomatiques, études critiques de sources et notamment de sources de l'histoire de Flandre, recherches de diplomatique ; l'ultime travail publié par Pirenne fut d'ailleurs un article rentrant dans cette dernière catégorie : Un prétendu original de la donation d'Eisenach en 762 à l'abbaye d'Echternach, préparé et rédigé en collaboration avec son ami Jules Vannérus, paru dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, tome 99, 1935.

    Parmi les publications de textes, il faut en mettre deux hors de pair. Tout d'abord, l'excellente édition de cette source de qualité et de portée exceptionnelles qu'est l'Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre, par Galbert de Bruges ; elle vit le jour en 1891, à Paris dans la Collection  de textes pour servir à l'étude et à  l'enseignement de l'histoire, dite communément Collection Picard. Ensuite l'édition munie d'une importante introduction de Le livre de l'abbé Guillaume de Ryckel. Polyptyque et comptes de l'abbaye de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle, parue à Bruxelles en 1896, dans la série in-8° de la Commission royale d'Histoire : document d'une valeur incomparable pour l'histoire de l'économie agraire a cette époque.


   Quant à l'étude de la diplomatique, le plus grand service que Pirenne lui rendit fut la direction qu'il assuma d'un Album belge de diplomatique (fac-similés avec transcriptions et commentaires), paru à Bruxelles en 1908. Pirenne a toujours professé que pour être bon historien, il fallait avant tout être bon érudit et il a, jusqu'à la fin de sa vie, prêché d'exemple.

L'« Histoire de Belgique »

Ré-édition de 1948 de l'Histoire de Belgique
L'œuvre d'Henri Pirenne qui lui procura, bien au delà du monde des historiens, la grande notoriété fut l'Histoire de Belgique. Elle comporte sept volumes parus à Bruxelles, dont le premier vit le jour en 1900, le dernier - on l'a dit - en 1932. L'idée venait de Lamprecht. 

  A l' « Historikertag » allemand de   Leipzig   en   1894,   c'est   lui   qui engagea Pirenne à écrire une histoire de son pays pour la  Geschichte der europäischen Staaten dite de Heeren-Uckert, qu'il dirigeait. Pirenne hésita, puis   accepta   audacieusement   cette tâche redoutable, comme il l'a rappelé lui-même   dans   un   texte   reproduit plus haut.  

  Les  quatre premiers volumes  parurent,  en  effet,   à  Gotha, dans cette vénérable collection, remarquablement traduits en allemand par Fritz Arnheim (Geschichte Belgiens) ; le premier volume fut même publié en allemand   dès   1899,   quelques   mois avant le texte original français. 

   Chacun des volumes français a connu plusieurs   éditions,   qui   du   vivant   de l'auteur furent toutes revues et corrigées ; la 5e édition du tome Ier (1929) fut même assez largement remaniée. Une traduction néerlandaise de l'ouvrage fut procurée par R. Delbecq ; elle comporte 7 volumes, parus à Gand, de   1902   à   1933   (Geschiedenis van België). 

  On a donné depuis une édition de l'ouvrage en quatre volumes in-4° (Bruxelles, 1948-1952) ; elle reproduit le texte des dernières éditions revues par l'auteur et elle est munie d'une remarquable illustration documentaire recueillie   par   Frans   Schauwers   et Jacques Paquet. 

   Une nouvelle édition néerlandaise de même structure et de même caractère a paru à Bruxelles en 1954 ; la traduction a été dirigée par Adolf Van Loey. Dans ces deux éditions on a donné au texte de Pirenne qui s'arrête à la veille de la première guerre mondiale, une suite due à divers auteurs. Il est permis de ne pas trouver l'idée heureuse.

 Pirenne était bien préparé à traiter son sujet, tout particulièrement sa fraction médiévale à laquelle furent consacrés les deux premiers volumes. Ses travaux d'érudition, ses mémoires consacrés à des points particuliers de l'histoire de Belgique, ses recherches sur les villes, sur l'industrie drapière, sur le commerce des anciens Pays-Bas dont il sera question plus loin, assurèrent à son œuvre des assises remarquablement solides.

  Un répertoire bibliographique qu'il se donna la peine de préparer et plus tard de revoir soigneusement en vue de rééditions successives, révèle la connaissance parfaite qu'il avait ou qu'il acquit, des sources et de la littérature ; la Bibliographie de l'Histoire de Belgique parut en première édition à Gand en 1893, en seconde édition à Bruxelles en 1902 ; une troisième édition en collaboration avec deux anciens élèves, Henri Nowé et Henri Obreen, vit le jour à Bruxelles en 1932 (avec la date 1931) : tandis que les éditions antérieures s'arrêtaient à 1830, la dernière, que Pirenne appelait plaisamment « la bibliographie des trois Henri », fut poussée jusqu'en 1914. 

  Il importe, à propos de ce répertoire, de noter que, dès la première édition, Pirenne voulut qu'il comprît aussi bien la documentation relative aux principautés et provinces du Nord que la documentation ayant trait aux principautés et provinces du Sud, tout au moins jusqu'à leur séparation. C'est la raison pour laquelle il associa son ancien élève néerlandais, devenu un ami très cher, Henri Obreen, à la préparation de la troisième édition. Le sous-titre du livre (nous citons d'après l'édition de 1931) est, d'ailleurs, très explicite : Catalogue méthodique des sources et des ouvrages principaux relatifs à l'histoire de tous les Pays-Bas jusqu'en 1598 et à l'histoire de Belgique jusqu'en 1914.


Edition originale dédicacée du discours sur "La Nation belge" prononcé à la distribution des prix du Concours universitaire et du Concours général de l'enseignement moyen.
  L'Histoire de Belgique de Pirenne ne se distingue pas seulement de ses devancières par la solidité que lui procurait l'érudition de son auteur mais aussi par une lucidité remarquable de l'exposé et par des points. de vue nouveaux. Ceux-ci apparaissent déjà dans un discours que Pirenne prononça en 1899 sur La Nation belge à la distribution des prix du Concours universitaire et du Concours général de l'enseignement moyen.

  Le premier de ces points de vue est l'étroite dépendance de l'histoire de Belgique, particulièrement au moyen âge, mais encore aux temps modernes, à l'égard de l'histoire de quelques grandes nations européennes : Allemagne, France, Angleterre. L'histoire de ces nations doit sans cesse intervenir pour expliquer, pour éclairer la nôtre ; au moyen âge notre histoire est même un fragment de l'histoire de l'Allemagne et de la France.

 Le second de ces points de vue est l'importance des faits de masse et singulièrement des faits de masse par excellence, les phénomènes économiques et sociaux. Sans fournir une solution à tous les problèmes, ils en procurent à beaucoup d'entre eux. Pirenne discernait dans ces phénomènes de masse, étudiés en diverses parties du pays, des caractères communs ou tout au moins analogues ; il pensait que leur action avait préparé ou facilité l'unification politique relative réalisée par les ducs de Bourgogne.

  Cette unification relative une fois réalisée, l'histoire de l' « État bourguignon  - pour user d'une expression chère à Pirenne -, celle de la séparation des Pays-Bas du Nord et du Sud, les destinées ultérieures des Pays-Bas méridionaux, la naissance de la Belgique moderne et la vie de celle-ci jusqu'en 1914, offraient à l'historien des difficultés qui n'étaient plus entièrement les mêmes que pour les périodes plus anciennes. 

  Sans doute, ici encore, une connaissance plus exacte des faits de masse rendait d'inappréciables services ;  mais cette connaissance restait bien imparfaite et le nombre de problèmes dont elle ne proposait pas de solution devenait plus considérable : Pirenne l'a reconnu spontanément dans la plupart des derniers volumes de son œuvre.

   Une autre difficulté qu'il fallait vaincre, était le fait qu'à partir du XVIe siècle notre histoire offre des aliments aux passions idéologiques. Pirenne disait parfois que l'on avait peine à bien faire de l'histoire quand la matière historique est encore vivante ; et plus on avance dans le temps, plus elle est vivante. Cet écueil-là, sa remarquable objectivité, son souci de ne pas se laisser influencer par des sympathies ou par des antipathies, ont seuls permis à Pirenne de l'éviter.
Marc Bloch (1886-1944)


  L'Histoire de Belgique, ou plutôt l'histoire de la nation belge, a reçu les éloges de quelques-unes des personnalités les plus éminentes du monde historique ; Marc Bloch estimait qu'aucun pays ne possédait, sur son passé, un livre comparable à l'œuvre de Pirenne. Jadis, Lamprecht en avait suivi l'élaboration avec passion, et dans les lettres où il exposait à son ami le devenir de sa Deutsche Geschichte, il s'informait toujours de la progression de l'Histoire de Belgique. H. Brugmans a pu écrire : « dat als geheel zulk een boek bestaat, is een voorrecht en een zegen voor een volk ».
Et cependant, l'œuvre a suscité des critiques.

  Il en est qui portent sur les faits et sur leur interprétation. Pirenne a tenu compte de quelques-unes d'entre elles dans des éditions successives. D'autres critiques, plus récentes, sont le résultat de recherches nouvelles ; elles sont légitimes et nécessaires : Pirenne savait que toutes les synthèses ont des parties fragiles ; il parlait parfois à leur propos, avec quelque outrance, d'échafaudages indispensables, mais appelés à disparaître. 

  On a formulé des critiques au sujet de la conception même de l'œuvre et des méthodes appliquées par l'auteur : matière à discussion.
Il est enfin un type de critique dont on ne peut ici s'abstenir de dire quelques mots. On a reproché à Pirenne d'avoir systématiquement tenu en dehors de son exposé ou presque les principautés septentrionales des Pays-Bas ; on l'a accusé d'avoir fait de l'histoire ad probandum afin de procurer à l'État belge de 1830 une justification historique.

   On se demande comment un lecteur attentif a pu formuler le premier de ces griefs. Les principautés - plus tard les provinces - du Nord ne sont pas absentes des volumes traitant des anciens Pays-Bas avant la séparation. Sans doute sont-elles traitées sommairement. La raison principale en est que pour Pirenne elles avaient, aux époques envisagées, moins d'importance. 

  D'ailleurs, certaines principautés ou provinces du Sud n'ont guère joui d'un traitement plus favorable : Hainaut, Namur, Luxembourg ; le Brabant lui-même passe souvent - et fort injustement - à l'arrière plan. Pirenne croyait qu'il fallait toujours mettre l'accent sur l'important, notion dans une certaine mesure subjective ; et cet accent il le mettait parfois fortement. Or il pensait - et il l'a dit bien souvent à l'auteur décès lignes - que dans les anciens Pays-Bas il n'y avait eu que deux « pays » vraiment importants : la Flandre et Liège.


Claes Janszoon Visscher (1587-1652), Leo Belgicus, 1609, Museum Simon van Gijn, Dordrecht.
Au surplus, Pirenne écrivant une Histoire de Belgique avait à se préoccuper avant tout des principautés ou des provinces dont la majeure partie du territoire est située à l'intérieur des frontières de l'État belge actuel. D'autre part, on ne saurait oublier que l'Histoire de Belgique avait été conçue primitivement en vue de prendre place, en traduction, dans une collection où figurait aussi la version allemande de la Geschiedenis van het Nederlandsche Volk de P.-J. Blok; il eût dès lors été peu opportun, voire même assez malséant, pour Pirenne de reprendre à nouveau en détail ce qu'exposait son savant collègue néerlandais. 

  Ceci vaut pour les quatre premiers volumes, donc pour toute la période antérieure à la séparation du Nord et du Sud.
Le second reproche est plus grave : s'il était justifié - quod non - il atteindrait Pirenne dans son intégrité morale. 

   Ceux qui l'ont formulé ont cru pouvoir user d'un argument de texte, savoir les phrases introduisant la préface de la première édition du tome Ier : « Je dois au lecteur quelques mots d'explication sur le but » et sur la méthode de ce livre. Je m'y suis proposé de retracer l'histoire de la Belgique au moyen âge, en faisant ressortir surtout son caractère d'unité.

   J'ai voulu écrire une  œuvre d'ensemble et de synthèse ». Un a priori, comme on l'a suggéré ou affirmé? Non. Pirenne, cherchant à écrire une synthèse, s'est préoccupé, comme il se devait, de trouver un moyen technique de la réaliser. Or ses recherches antérieures et celles qu'il avait entreprises en vue de la rédaction du volume lui avaient révélé, croyait-il, l'existence de phénomènes présentant un caractère d'unité. Il a trouvé, dans leur mise en valeur, un moyen de réaliser la synthèse à laquelle il visait ; ce moyen, il l'a utilisé légitimement. "Je me suis proposé de" vise un procédé de composition sans plus. Telle est la réponse que Pirenne a faite lui-même à une question que l'auteur de cet article s'est permis un jour de lui poser.


   On ne saurait donner, à ce que nous venons d'écrire, conclusion plus exacte que ces quelques lignes extraites d'un article consacré à la mémoire du maître, par son disciple Fritz Quicke {Revue belge de Philologie et d'Histoire, XIV, 1935, p. 1671) : « En préparant  le récit objectif de nos destinées, M. Pirenne ne faisait pas œuvre sentimentale, il ne savait pas où le conduiraient son effort et ses recherches. Il s'est fait que par l'enchaînement des événements et par la volonté de quelques princes, cette histoire est devenue celle d'une nation, la nôtre.  Il ne l'a pas voulu »

L'histoire urbaine

Sceau de la ville de Dinant.
   Si l'Histoire de Belgique est l'œuvre qui fit connaître Pirenne du grand public belge et des historiens étrangers, non spécialisés dans l'étude du moyen âge, ce sont ses travaux d'histoire urbaine qui créèrent sa réputation parmi les médiévistes et parmi les érudits pratiquant l'histoire économique. Dès les débuts de son activité scientifique, Pirenne se sentit attiré par l'étude des villes. 

  L'influence de son maître Kurth n'y est pas pour grand-chose. Pirenne avait choisi lui-même, on l'a dit plus haut, le sujet du mémoire sur l'Histoire de la constitution de la ville de Dinant au moyen âge qui lui valut sa bourse de voyage et qui parut en 1889. 

  L'enseignement de Schmoller, à Berlin, celui de Giry, à Paris, l'avaient encouragé à persévérer dans cette voie. Pendant des années, il lut les travaux nombreux et importants qu'historiens et juristes allemands consacraient au phénomène historique urbain ; ses comptes rendus publiés dans la Revue Critique au cours des années 1890 et suivantes, faisaient connaître ces travaux aux érudits de langue française et favorisaient l'élaboration de sa propre pensée. Il avait jadis étudié les villes liégeoises ; transplanté en Flandre, il s'était mis avidement à l'étude des villes de l'ancien comté : région urbaine, s'il en fut, au moyen âge. 

  Son enseignement et particulièrement ses cours pratiques favorisaient ses recherches et lui permettaient d'y associer ses élèves.
Aucune des explications historiques du phénomène urbain proposées par des érudits d'autrefois ou d'alors, ne lui paraissait résister au témoignage des faits ; aucune ne lui semblait rendre exactement compte de la renaissance des villes en Europe occidentale aux Xe et XIe siècles, de la formation des bourgeoisies, de la naissance d'institutions propres aux villes et à leurs habitants.

   Ayant beaucoup cherché, il crut avoir trouvé et il donna en 1893 et 1895, à la Revue Historique, deux articles sur L'origine des constitutions urbaines au moyen âge. Ils furent complétés en 1898 par une contribution plus brève, intitulée Villes, marchés et marchands au moyen âge, consacrée aux travaux d'un érudit allemand, Siegfried Rietschel, venu indépendamment de lui à des vues analogues aux siennes. Ces mémoires ont fait date, car en dehors de l'examen critique des autres théories, ils contiennent un exposé positif : les vues propres de Pirenne sur le problème historique urbain. 

   On peut les résumer brièvement en disant que pour Pirenne, les villes étaient nées de la renaissance du grand commerce qui se situe en Europe occidentale au Xe et surtout au XIe siècle ; que leur cellule initiale - pour user d'une métaphore - n'était ni un palais ou un château, ni une ancienne ville romaine, ni une abbaye, ni même un marché, mais une agglomération permanente de marchands en un endroit favorable au trafic ; que les autres entités dont il vient d'être question, n'avaient été que des facteurs de fixation ; que les éléments actifs, moteurs, de cette population urbaine avaient été des aventuriers, des « globe-trotters » du négoce à distance ; que lorsque cette agglomération, ce portus, était devenu assez considérable et sa population assez forte, il avait fallu leur accorder des institutions judiciaires et administratives propres ; que la nature de ces institutions et du droit qu'elles appliquaient trouvait son explication dans l'activité économique des populations urbaines ; que les problèmes d'histoire urbaine devaient être étudiés dans des villes véritablement importantes, « dans de grandes  cités mercantiles ».


La place du marché
Dinant, ville liégeoise, d'une part, les villes flamandes de l'autre, avaient vu leur passé scruté attentivement par l'esprit observateur et pénétrant de Pirenne. Elles lui ont, plus que toutes autres, fourni les fondations de ce que l'on a nommé sa « théorie des villes » ; sur ces fondations, il a construit en utilisant les éléments qu'il extrayait de textes relatifs à l'histoire d'autres   villes : principalement   les villes d'Allemagne étudiées par les érudits de ce pays dans leurs monographies ou dans leurs essais de synthèse, et les villes du Nord de la France auxquelles Giry et ses disciples français consacraient leurs travaux. 

   Dans un de ses meilleurs articles, Pirenne a esquissé, à la lumière directe des sources de leur histoire, la naissance et les premiers développements des villes flamandes : Les villes flamandes avant le XIIe siècle (Annales de l'Est et du Nord, 1905). La lecture de ces pages est indispensable à qui veut comprendre ce qu'ont été les vues de Pirenne en fait d'histoire urbaine.

   Les traits propres aux institutions urbaines flamandes que Pirenne croyait discerner, et notamment le fait que celles-ci n'auraient jamais connu d'autres juges, ni d'autres administrateurs que leurs échevins, n'ont point été admis par tous. Léon Vanderkindere en fit la critique et Pirenne, tout en maintenant son point de vue, admettait que ces critiques d'un confrère qu'il aimait et respectait avaient été utiles. 

 Elles l'amenèrent à revoir de plus près certaines questions et elles contribuèrent de la sorte à lui faire écrire, sur nos villes à nous, un livre de caractère synthétique : ce furent Les anciennes démocraties des Pays-Bas, parues en 1910 à Paris dans la Bibliothèque de philosophie scientifique du Dr Gustave Le Bon. Une excellente traduction anglaise en fut donnée par J.-V. Saunders, sous le 

titre Belgian democratie. Its early history, à Manchester en 1915. oeuvre solide et claire, non remplacée, où se vérifie une fois de plus l'observation, déjà faite, que Pirenne, dans l'étude de notre passé, voyait surtout la Flandre et le pays liégeois.
Dans ce livre, l'auteur faisait largement état des ouvrages que ses anciens élèves, devenus des maîtres à leur tour, avaient consacrés à l'histoire urbaine, principalement de nos pays : les livres d'Herman Van der Linden sur Louvain et sur les guildes marchandes, celui de Guillaume Des Marez sur la propriété foncière dans les villes du moyen âge et particulièrement en Flandre, les études critiques sur le passé de Gand par lesquelles Victor Fris préludait à la composition d'une histoire de cette ville ; enfin le livre qu'un érudit français, appelé à devenir un de ses amis les plus fidèles, consacra aux finances de Douai au moyen âge : c'est, en effet, sur les conseils de Pirenne que Georges Espinas avait entrepris cette étude, tête de série de nombreux et importants travaux sur un des principaux centres de la Flandre française. 

   Plus tard, les recherches de Joseph De Smet sur Bruges, d'Antoine De Smet sur les avant-ports brugeois, de Hans van Werveke sur les finances de Gand, d'Henri Nowé sur les communications de cette ville avec la mer et celles entreprises dans la suite par Anne-Marie Feytmans (Mme P. Bonenfant) sur certains aspects de l'histoire de Bruxelles, entretiendront et étendront cet ordre de recherches.

Réédition des "Villes au Moyen-Age" au Presses universitaires de France, 1992.
  Marc Bloch disait un jour à l'auteur de ces lignes qu'une des nombreuses raisons qu'il avait d'admirer Pirenne était sa faculté de renouvellement ; illustrant cette pensée par un exemple concret, il montrait le grand historien reprenant bien des années plus tard le thème du livre de 1910, mais en le traitant dans un cadre plus vaste et en se plaçant à des points de vue nouveaux. L'observation est parfaitement juste : c'est en procédant ainsi que Pirenne donna aux professionnels et aux curieux de l'histoire un livre que d'aucuns tiennent légitimement pour son Chef-d'œuvre : Les villes du moyen âge; il parut à Bruxelles en 1927, dans les circonstances qui ont été indiquées plus haut.
Pirenne restait fidèle à sa conception fondamentale de 1893-1895 : le sous-titre Essai d'histoire économique et socialele révélerait, s'il était nécessaire. 

   Mais l'exposé est plus nuancé que dans les travaux consacrés antérieurement par l'auteur à l'histoire urbaine. Le nouveau livre bénéficiait de l'élargissement d'un horizon historique pourtant déjà bien étendu. A la veille de la première guerre mondiale, à l'occasion d'un voyage qu'il fit en Italie avec les siens au printemps de 1912, Pirenne avait développé la connaissance qu'il avait de l'histoire de ce pays. L'auteur de cette notice se rappelle l'accent qu'en janvier 1914, à Gand, Pirenne mit sur l'importance des villes italiennes, dans une conférence aux étudiants en histoire où il traitait des effets économiques de la première croisade. 

   La connaissance du russe, acquise, on l'a dit, au cours de sa captivité de 1916-1918, lui avait permis de mieux comprendre le rôle respectif des deux courants commerciaux qui expliquaient pour lui la renaissance du grand commerce, générateur des villes : le courant russo-scandinave et le courant italien. 

  D'autre part, il avait, au cours des dernières années qui précédèrent 1914, vu plus nettement que jadis l'apport romain à la formation du haut moyen âge en général. Il avait, au lendemain de la guerre, jugé nécessaire d'étudier dans ses cours pratiques quelques villes médiévales qui n'étaient pas nées ex-nihilo entre le Xe et le XIIe siècle, mais qui prolongeaient à travers les siècles l'existence d'une civitas romaine ; il avait engagé son élève Fernand Vercauteren à creuser le passé des cités  de la Belgique Seconde du IVe au XIe siècle : on connaît le livre important, issu de ces recherches. Pirenne trouvait là, d'ailleurs, une confirmation de ses vues : les cités, comme les castra flamands, brabançons ou liégeois, n'avaient été que des éléments de fixation ; la vraie ville était issue d'un quartier ou d'un faubourg commerçant.


  L'histoire de la renaissance du commerce, l'étude des éléments de fixation et celle des agglomérations marchandes, l'analyse du peuplement, l'examen des activités économiques, de la structure sociale et des institutions urbaines, ont dans Les villes du moyen âge pour cadre géographique l'Europe occidentale et sont menés jusqu'à la fin du XIIe siècle. Le sujet est  esquissé :   l'auteur  qualifie  son oeuvre d'essai. Seuls les traits tenus pour véritablement essentiels apparaissent; mais il ne manque rien d'important, tout au moins dans la conception que Pirenne se faisait de la matière.


Edition de 1969 de "Medieval Cities" aux Princeton University Press.
Les villes du moyen âge ont été traduites en tchèque : Strevoveha Mesta, Prague, 1932, avec une préface de B. Mendl. La traduction anglaise de F. D. Halsey, Medieval cities, parue, on le sait, avant le texte français, a été réimprimée en 1956 dans une série bon marché, au format in-16°, à Garden City (New York).

   Les vues de Pirenne en matière d'histoire urbaine ont connu un très grand rayonnement. Maurice Prou, si méfiant à l'égard de toutes les théories, n'a trouvé que dans les travaux de son ami une explication aux problèmes posés par l'histoire d'Etampes au XIe et au XIIe siècle, Plus récemment, Gérard Sautel, étudiant les villes de consulat dans le midi de la France, était amené par les travaux de Pirenne à examiner le rôle des facteurs économiques dans la formation des institutions propres aux dites villes et à leur reconnaître une portée décisive, Un ancien élève néerlandais de Pirenne, W. S. Unger, a puisé dans la méthode du maître des éléments permettant de mieux comprendre certains aspects de l'histoire de Middelburg. 

  Un des médiévistes les plus remarquables d'Amérique, Cari Ste-phenson, qui avait fréquenté à Gand le séminaire de Pirenne, a tenté, avec un succès d'ailleurs assez restreint, d'appliquer la « théorie «  de celui-ci aux villes anglaises. Le médiéviste portugais T. de Sousa Soares et Charles Verlinden, qui fut un des derniers élèves formés par Pirenne, ont éclairé l'histoire de certaines villes de la Péninsule ibérique à la lumière de conceptions que l'on pourrait nommer « pirennéennes ». 

   En Allemagne, Fritz Roerig, quand il mettait fortement l'accent sur les facteurs sociaux et économiques, grands marchands   et   grand   commerce   dans le devenir de Lübeck et d'autres villes hanséatiques, se réclamait ouvertement de Pirenne.

  On a fait aux conceptions de celui-ci, de son vivant, mais surtout depuis son décès, des objections assez nombreuses. Il en est, croyons-nous, de non fondées. Il en est d'autres qui se justifient : c'est là un phénomène normal et heureux, tout au moins quand les critiques s'accompagnent d'éléments constructifs ; car seule l'apparition de vues nouvelles - et sérieuses - en histoire permet de croire au progrès de cette science. Pirenne s'en fût réjoui. D'ailleurs, une fois réalisées les mises au point et les corrections nécessaires, ses conceptions subsistent en gros, croyons-nous, comme la tentative d'explication la plus recevable du phénomène urbain au moyen âge ; si tant est qu'une explication générale en soit possible.

  Les livres, mémoires, articles et comptes rendus d'Henri Pirenne traitant d'histoire urbaine ont été groupés et réimprimés en deux volumes, sous le titre Les villes et les institutions urbaines, Bruxelles et Paris, 1939. La consultation de ces travaux s'en trouve à certains égards facilitée, bien que la publication n'ait pas été faite avec le soin voulu.

  La pratique de l'histoire des villes est restée, à l'Université de Gand, un des legs les plus précieux du maître. Plus que tous autres, un ancien élève de Pirenne et son successeur dans la chaire d'histoire de Belgique, Hans van Werveke, poursuit et développe, avec ses propres disciples, cette glorieuse tradition.


L'industrie textile et le régime du travail

Marchand de vêtements de laine
    Il est un domaine de l'histoire, et singulièrement de l'histoire économique, intimement lié, tout au moins dans les anciens Pays-Bas, à l'histoire des villes : c'est l'histoire de l'industrie drapière ; puisqu'aussi bien, comme l'a montré Hans van Werveke, cette industrie, jusque-là rurale, prit au XIe siècle, en Flandre, un caractère urbain. Il en alla de même à ce moment ou un peu plus tard dans d'autres régions drapantes du même « espace ».

  Pirenne portait à l'histoire de l'industrie drapière et à celle du régime du travail dans ses rapports avec cette industrie, un très vif intérêt. Il eut l'intention d'en écrire l'histoire ; mais il se rendit compte de la nécessité de réunir d'abord les matériaux, très dispersés, le plus souvent inédits, quelquefois édités de manière défectueuse. Il entreprit une collection de ces sources et réussit, en collaboration avec son ami Espinas, à l'achever. Leur Recueil de documents relatifs à l'industrie drapière en Flandre compte quatre gros volumes in-4°, publiés par la Commission royale d'Histoire de 1906 à 1924 ; plus des  Additions au Recueil de documents relatifs à l'industrie drapière en Flandre, qui ont vu le jour dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, t. 93, 1929. Ce recueil est d'une surprenante richesse.


   Les éditeurs n'ont pas poussé plus loin que les dernières années du XIVe siècle, moment où la draperie flamande est en pleine décadence. Mais Pirenne avait vu très clairement qu'une « nouvelle draperie » s'était développée à la campagne et dans les petites villes de Flandre et qu'elle avait eu, même dans ses rapports avec le grand commerce international, une très réelle importance. 

   Dans une remarquable étude parue en 1905 dans le Bulletin de la Classe des Lettres de l'Académie royale de BelgiqueUne crise industrielle au XVIe siècle. La draperie urbaine et la "nouvelle draperie" en Flandre, il avait attiré l'attention sur elle. Une fois de plus il allait engager un de ses élèves dans une voie qu'il avait ouverte. Ce fut Henri de Sagher qui devint l'historien de la « nouvelle draperie » dans les petites villes et les bourgades rurales du Sud-Ouest de la. Flandre.


Les apprenties couturières en habits de lin
    Quelques études de sa main virent le jour de son vivant ; mais c'est après sa mort prématurée que parut en 1951, dans la série in-4° de la Commission royale d'Histoire, le tome Ier du Recueil de documents relatifs à l'industrie drapière en Flandre. Deuxième partie : Le Sud-Ouest de la Flandre depuis l'époque bourguignonne, œuvre considérable à laquelle Henri de Sagher, sur les conseils de Pirenne, avait voué sa vie. La publication de ce premier volume s'est faite sous la direction de Hans van Werveke, avec la collaboration de deux de ses anciens élèves, Carlos Wijffels et Johan de Sagher, un des fils d'Henri. 

  Il faut également rappeler ici qu'au temps où le savant historien économiste français Emile Coornaert préparait ses ouvrages sur la draperie de deux villes du Sud-Ouest de la Flandre à la fin du moyen âge, au XVIe et au XVIIe siècle, Hondschoote et Bergues-Saint-Winnoc, il fréquenta pendant plusieurs mois, à Gand, le séminaire de Pirenne.


   A l'impression produite par quelques passages de l'Histoire de Belgique se rattache l'étude systématique, entreprise pour la première fois, d'une autre branche de l'industrie textile dans le sud des Pays-Bas : l'industrie linière. Un ancien élève de Pirenne, Etienne Sabbe, lui consacra des travaux dont on ne peut assez mettre l'importance en lumière. Ils aboutissent, d'ailleurs, à des vues différentes de celles qu'avait le maître ; celui-ci se fût félicité des résultats atteints, s'il avait pu les connaître.

    Pas plus que Pirenne n'écrivit l'histoire de l'industrie drapière en Flandre, il ne réalisa un autre projet : consacrer un petit volume de caractère synthétique à l'histoire des corporations. Il esquissa seulement les traits principaux du sujet dans un important article au tome VII de l'Encyclopaedia of Social Sciences, publié à Londres en 1932 : Guilds. European.

La démographie et la statistique appliquées à l'histoire

L'arbre de parenté
   Une fois encore l'histoire urbaine amena Henri Pirenne à fixer son attention sur un autre ordre de recherches : la démographie historique. Les chiffres fantastiques attribués couramment à la population médiévale de Bruges, de Gand, d'Ypres, voire de Damme, manquaient de tout fondement ; on le savait. 

  Mais combien il eût été important de déterminer au moins approximativement le nombre d'habitants de ces villes au moyen âge. L'esprit toujours en éveil de Pirenne s'empara du problème. La voie avait été ouverte en Allemagne par les travaux de J. Jastrow, de K. T. von Inama Sternegg et surtout par le livre de Karl Bûcher sur la population de Francfort-sur-le-Main. 

  Avec une lucidité remarquable, Pirenne essaya de montrer ce qu'il y avait d'important parmi les résultats acquis, mais aussi quels étaient les problèmes qui restaient à résoudre, quels moyens il fallait mettre en œuvre dans ce but, de quels dangers il importait de se garder. Passant à l'étude des problèmes démographiques propres à l'histoire de Belgique, il indiquait les sources auxquelles on devait avoir recours et la manière de les utiliser. L'article qu'il consacra au sujet est le texte remanié d'une communication intitulée Les documents d'archives comme source de la démographie historique ; il fut publié dans les Actes du XIe Congrès international d'Hygiène et de Démographie (Bruxelles, 1903).


Les trois âges de la vie humaine
Il est très caractéristique de la manière de Pirenne que l'exposé traitant de la méthode ait été accompagné d'une étude consacrée à un cas concret. L'archiviste d'Ypres, Emile de Sagher, lui avait signalé que des dénombrements de la population yproise pour les années 1412, 1431, 1437, 1491 et 1506 reposaient dans les archives de cette ville. Pirenne les étudia et montra ce que l'on pouvait en tirer, non seulement pour établir le chiffre global de la population, mais pour éclairer plusieurs aspects de la structure sociale d'Ypres dans le passé. Ce travail parut sous le titre Les dénombrements de la population d'Ypres au XVe siècle, dans la Vierteljahrschrift fur Sozial- und Wirt-schaftsgeschichte de 1903. Une fois de plus Pirenne agissait en initiateur, il créait chez nous un domaine nouveau de la science historique. 

  Celui-ci allait dans la suite être illustré par des amis de Pirenne, comme Joseph Cuvelier pour le Brabant, Jules Grob et Jules Vannérus pour le Luxembourg, ou par d'anciens élèves du maître, Joseph De Smet pour Bruges, Hans van Werveke pour Gand; les disciples de celui-ci se sont à leur tour attaqués à d'autres villes, comme Anvers.


  A son étude sur les dénombrements d'Ypres, Pirenne avait donné pour sous-titre Contribution à la statistique sociale au moyen âge. Il savait que l'utilisation des méthodes statistiques pouvait, moyennant les adaptations nécessaires, fournir pour certaines périodes de l'histoire des notions précises, de nature à expliquer bien des phénomènes sociaux et économiques. 

  Il ne se livra pas lui-même à des recherches originales dans ce domaine ; mais il utilisa dans ses travaux d'ensemble, les données mises en œuvre par d'autres érudits, particulièrement celles qu'avait réunies sur l'histoire des prix son collègue gantois et ami Hubert Van Houtte. Les recherches de cet ordre ont connu, depuis, un remarquable développement. 

 Elles sont, aujourd'hui, poursuivies en plusieurs endroits ; elles le sont notamment à l'Université de Gand par Charles Verlinden, ancien élève de Pirenne et de Van Houtte, avec la collaboration de ses propres disciples.

Histoire économique et sociale générale

Jour de foire
   Pirenne aimait répéter : « Il n'y a de science que du général ». L'histoire économique et sociale qu'il avait enrichie par bien des recherches monographiques et qui lui avait procuré l'essentiel de sa conception du phénomène urbain au moyen âge, se prêtait aux vues générales.

   Pirenne croyait même qu'elle s'y prêtait mieux que tout autre aspect de l'histoire. Soucieux de larges horizons, il a engagé certains de ses élèves à étudier les relations économiques des anciens Pays-Bas, et singulièrement de la Flandre, avec les pays étrangers, en usant des sources de ces pays : les recherches de Gaston Dept et d'Henri Berben pour l'Angleterre, de Charles Verlinden pour l'Espagne, le Portugal et la Pologne, doivent à ce titre être citées ici ; doivent l'être aussi les recherches consacrées au commerce avec Gênes par un remarquable médiéviste américain, Robert Reynolds, qui avait pendant un an reçu, à Gand, l'enseignement de Pirenne. 

  Mais il importe avant tout de parler ici des travaux du maître lui-même.
Dès avant la première guerre mondiale, il tenta un essai de synthèse s'appliquant à un domaine particulièrement important de l'histoire économique : son mémoire sur Les étapes de l'histoire sociale du capitalisme, paru en 1914 dans le Bulletin de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique

  Deux traits caractérisent cette puissante esquisse. D'abord le souci que Pirenne avait des hommes. Le capitalisme n'est pas étudié exclusivement dans sa formation, dans son rôle, dans son action, dans sa technique. Il l'est aussi ou, plus exactement, il l'est surtout dans les hommes qui, à diverses périodes de l'histoire, l'ont créé ou recréé, lui ont donné ses formes, l'ont utilisé, dirigé ou servi. Second trait : un grand souci d'exactitude et de réalisme. 

  La construction s'élève sur un ensemble de faits historiques établis et contrôlés ; sans doute l'auteur leur donne - et il doit leur donner - une interprétation ; mais ils sont là et jamais la synthèse ne perd le contact avec eux. La chose mérite d'être signalée : on sait que certaines synthèses, jadis célèbres, dans le domaine de l'histoire économique, et notamment dans celui de l'histoire du capitalisme, ne répondent pas à ces exigences.

  Bien des années plus tard, Pirenne allait bâtir une œuvre synthétique plus large. Gustave Glotz lui demanda de traiter au tome VIII de l'Histoire du moyen âge faisant partie de l'Histoire générale qu'il dirigeait, Le mouvement économique et social du Xe au XVe siècle. Ces deux cents pages parurent en 1933. Elles se partagent un volume intitulé La civilisation occidentale au moyen âge, avec un groupe de chapitres d'Henri Focillon sur Les mouvements artistiques et avec un troisième groupe de chapitres de Gustave Cohen sur Le mouvement intellectuel, moral et littéraire

   On trouve dans les pages de Pirenne, après une introduction consacrée au très haut moyen âge, un exposé donnant l'essentiel sur tous les principaux aspects du sujet. Cet exposé est l'œuvre d'un grand historien, qui, au soir d'une longue vie, ordonne, dans un domaine qu'il connaît mieux que personne, l'ensemble de ses connaissances. 

  Bien des problèmes avaient été étudiés par lui au cours de sa carrière, et dans ces cas-là son texte est le fruit de ses recherches personnelles ; d'autres parties de l'œuvre sont le résultat de ses lectures, encore que sa pensée à lui ne soit jamais absente.


"An Economic and Social History of Medieval Europe", réédition américaine.
L'histoire économique et sociale est peut-être la fraction de l'histoire qui a connu les renouvellements les plus grands au cours des trente dernières années. Il va de soi qu'en plusieurs endroits l'exposé de Pirenne serait aujourd'hui à reprendre. Il est d'autant plus remarquable qu'il ait, en tant que vue d'ensemble, conservé une inestimable valeur. De bons juges considèrent qu'aucun ouvrage général ne peut lui être comparé et qu'il faut faire lire avant tout le magistral aperçu de Pirenne par quiconque veut s'initier à l'histoire économique et sociale.

  Ces chapitres de la Collection Glotz ont produit une telle impression que l'on a jugé nécessaire de les traduire en plusieurs langues et de faire paraître ces traductions en volumes. 

  Ils avaient notamment enthousiasmé Eileen Power, ce maître, trop tôt disparu, de l'histoire économique et sociale en Grande-Bretagne. Comme Les Anciennes Démocraties des Pays-Bas avaient reçu une édition anglaise à l'initiative de T.-F. Tout, Le mouvement économique et social en reçut une à l'intervention d'Eileen Power : Economie and Social History of Medieval Europe; elle parut à Londres en 1936 ; le traducteur, I.-E. Clegg, s'est remarquablement acquitté de sa tâche. 

  Il a paru également une traduction néerlandaise, De Middeleeuwen. Economische en sociale geschiedenis, Anvers et Amsterdam, 1948, et une traduction allemande, Sozial und Wirtschaftsgeschichte Europas im Mittelalter, Berne, 1946 ; les traducteurs, J.-A. Meyers et Marcel Beck, méritent les mêmes éloges que leur confrère britannique. Une traduction yougoslave a vu le jour à Serajevo en 1958, sous le titre Privredna Povijest Europskvy zapada u Srednjan Vijcku (traduite par Durdica Hauptmann). 

  Les pays de langue anglaise, néerlandaise, allemande ou yougoslave sont privilégiés par rapport aux pays de langue française : l'accès à une œuvre aussi capitale que Le mouvement économique et social de Pirenne leur est facile. Le texte original français au contraire n'est accessible que dans des ouvrages où il se trouve réuni avec d'autres études : soit dans le volume de la Collection Glotz, qu'il n'est pas aisé de se procurer ; soit dans un recueil des travaux d'histoire économique de Pirenne, intitulé Histoire économique de l'Occident médiéval, publié à Bruxelles et à Paris, en 1951, avec une préface d'E. Coornaert

L'Histoire de l'Europe

Edition de 1958 de l' "Histoire de l'Europe" à la Renaissance du Livre.
   En 1936 vit le jour à Bruxelles et à Paris, introduite par une préface de Jacques Pirenne, l'Histoire de l'Europe des Invasions au XVIe siècle. On a dit plus haut dans quelles circonstances tragiques et grâce à quel effort d'intelligence pure le livre était né. Ce seul fait justifiait la publication posthume d'une œuvre que Pirenne ne trouva jamais le temps de mettre lui-même au point pour l'impression. 

   Une autre raison rendait encore cette publication indispensable : elle est la seule qui nous présente la conception d'ensemble qu'un esprit aussi puissant se faisait du moyen âge. Pour qui n'a pas été l'élève de Pirenne et n'a pas eu le privilège de suivre son « grand cours » d'histoire médiévale, la lecture de l'Histoire de l'Europe des Invasions au XVIe siècle est la voie nécessaire qui donne accès à la pensée du maître sous son aspect le plus synthétique. 

   Et de plus, quel profit ne tire-t-on pas de cette vue d'un passé, traité par grandes masses, de ces pages où l'action, qui reste fondamentale, des facteurs économiques et sociaux se mêle à celle des personnalités et à celle des forces spirituelles !

   A l'Histoire de l'Europe plus qu'à toute autre œuvre de Pirenne s'applique le mot de Walther Kienast : Pirenne erzählt nicht er erklärt  ; « Pirenne ne raconte pas, il explique ». Des pages comme celles où Pirenne explique familièrement, presque en causant avec le lecteur, ce qu'étaient les marchands de l'époque où renaissait le commerce, ces marchands qui constituaient l'élément dynamique des villes naissantes, peuvent à cet égard passer pour des chefs-d'œuvre. On peut en dire autant d'autres pages, où l'auteur, en un tout autre style, avec plus de retenue, tente une explication de la personne, de l'action et du rôle de Jeanne d'Arc. En assurant la publication posthume de ce livre, Jacques Pirenne a bien mérité de la science historique et de la vie intellectuelle en général.


Edition espagnole de 1942 de l' "Historia de Europa: desde las invasiones al siglo XVI".
  Sans doute certains développements reflètent-ils un peu fortement l'état d'esprit dans lequel se trouvait l'auteur. Comment eût-il pu en être autrement? Sans doute certaines conceptions, certains exposés sont-ils contestables. Il est admirable qu'en l'absence de toute bibliothèque historique à la disposition de l'auteur, ce soit si rarement le cas. Le respect que l'on doit à la pensée de l'écrivain et à la forme en laquelle il la coule, interdisait formellement les remaniements.

 Par contre on aurait dû prendre soin d'éliminer les erreurs de fait, inévitablement très nombreuses - Pirenne le savait - et, eu égard aux circonstances, fatales. On l'a fait dans une mesure tout à fait insuffisante ; une nouvelle édition, parue en 1947, a subi très peu de retouches de cet ordre. Et, ce  qui est plus grave, l'édition in-4° illustrée qui a vu le jour à Bruxelles en 1958, munie d'une admirable iconographie par J. Stiennon et G. Despy, conserve toutes ces erreurs. 

  Cependant, des relevés en avaient été publiés par W. Kienast, dans la HistorischeZeitschrift de 1938 (t. 157), et par J. F. Niermeyer, dans le Tijdschrift voor Geschiedenis de 1947. La traduction néerlandaise (Geschiedenis van Europa van de invallen der Germanen tot de XVIe eeuw, Amsterdam et Anvers, 1948), procurée par J. A. Schroeder, est à cet égard bien supérieure aux éditions françaises : Niermeyer a veillé lui-même à ce que les corrections nécessaires y fussent opérées.

   Des traductions du livre existent en d'autres langues. En anglais, A history of Europe from the Invasions to the XVIth century, Londres, 1939 (traduit par Bernard Miall) ; réédition en Amérique, avec une préface de J. A. Goris, New York, 1956 ; édition dans une série bon marché en deux volumes in-16°, New York, 1958. En allemand, Geschichte Europas von der Völkerwanderung bis zur Reformation, Berlin et Francfort-sur-le-Main, 1956 (traduit par Wolfgang Hirsch). En italien, Storia d'Europa dalle Invasioni al XVI secolo, Florence, 1956 (traduit par Mme M. L. Paradisi). En Yougoslave, Povijest Europe, Zagreb, 1956 (traduit par Miroslav Brandt)

Mahomet et Charlemagne

Charlemagne
Les années qui ont suivi la première guerre mondiale virent paraître plusieurs œuvres importantes consacrées au passage du monde antique au monde médiéval. Alfons Dopsch publiait en 1919-1920 ses Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der europâischen Kulturentwicklung et rééditait en 1921-1922 Die Wirtschaftsentwicklung der Karolingerzeit. Hermann Aubin faisait paraître en 1922 le premier de ses mémoires sur le début du moyen âge, qui devaient être réunis en volume vingt-sept ans plus tard sous le titre Vom Altertum zum Mittelalter. Ferdinand Lot nous donnait en 1927 La fin du monde antique et le début du moyen âge.

   En 1932 voyait le jour The making of Europe. An introduction to the history of European unity, de Christopher Dawson.

   Le problème qui tourmentait ces esprits de grande classe préoccupait aussi Henri Pirenne et, semble-t-il, depuis longtemps. Mais c'est en 1922 seulement qu'il fit connaître la conception qu'il en avait et les solutions qu'il en proposait. Dans le premier fascicule du tome Ier de la Revue belge de Philologie et d'Histoire qui venait d'être créée à son initiative, il publiait un article intitulé Mahomet et Charlemagne. Un second article, Un contraste économique. Mérovingiens et Carolingiens, complétant le premier et le mettant au point, fut publié dès 1923 dans le même recueil.

  Pirenne croyait que les invasions germaniques n'avaient pas altéré en profondeur la civilisation, la vie économique, la structure sociale du monde antique à son déclin, en Europe occidentale. 

  Le grand bouleversement aurait été opéré au VIIe siècle, quand les Musulmans acquirent la maîtrise dans l'ouest de la Méditerranée. En coupant l'Occident de l'Orient et de l'Afrique, ils l'ont obligé à se replier sur lui-même. Le centre de gravité s'est déplacé vers le nord, vers les pays germaniques. L'influence germanique se fit, à partir du VIIIe siècle, de plus en plus forte dans les institutions et dans la vie sociale. 

   Le grand commerce était désormais impossible ; l'aspect économique de la civilisation a nécessairement pour base la terre et singulièrement le domaine se suffisant à lui-même. La grande figure de ce monde nouveau, Charlemagne, est inconcevable sans Mahomet.

Mahomet et l'archange Gabriel
Le retentissement des articles de Pirenne fut immédiat et durable. Les discussions furent vives dans tous les milieux d'historiens et l'on a cité plus haut des débats restés célèbres et des exposés publics qui ne le furent pas moins.
Pirenne, avec cette constante probité scientifique dont on ne fera jamais assez l'éloge, s'appliqua au cours des treize années qui suivirent la publication de son premier article, à creuser plus profondément les divers aspects du sujet. Il le fit en usant de la bonne méthode des « Vorarbeiten ». Celles-ci se succédèrent d'année en année, préparant le livre qu'il voulait écrire, assurant à cette œuvre les solides assises que peuvent seuls procurer les travaux d'érudition. On eut l'heureuse idée de grouper ces études préparatoires et de les republier sous la rubrique La fin du monde antique et le  haut moyen âge, dans le recueil déjà cité Histoire économique de l'Occident médiéval; recueil de même type que celui où se trouvent réunis les travaux d'histoire urbaine, mais préparé avec infiniment plus de soin par un petit-fils de l'auteur, Jacques-Henri Pirenne (si nous sommes exactement informé).

    On sait que la rédaction du livre fut achevée le 4 mai 1935 et que, six mois plus tard, l'existence terrestre du grand historien prenait fin. A vrai dire, ce qu'il avait achevé n'était qu'une rédaction provisoire. Pirenne écrivit presque tous ses livres deux fois. Un premier jet n'était rédigé qu'en partie, n'était muni de références que par endroits et sous une forme simplifiée ; le style n'avait guère reçu de soins ; le souci des proportions n'apparaissait pas encore pleinement. Pirenne nommait ce texte-là, « le monstre ». 

   Après quoi commençait le travail de mise au point dont sortait le texte définitif. Le « monstre » qui venait au monde en 1935, reçut le titre de l'article de 1922 : Mahomet et Charlemagne. Historien lui-même, Jacques Pirenne se rendait compte de l'impossibilité où l'on se trouvait de faire paraître tel quel le texte de son père. Il s'adressa, pour mettre l'œuvre en état d'être publiée, à Fernand Vercauteren. 

   Il convient de s'en féliciter. Le choix, en effet, était particulièrement heureux : Vercauteren avait consacré lui-même des travaux importants à la fin du monde antique et au début du moyen âge et il avait eu, sur les questions traitées dans le livre de son maître, de très fréquents entretiens avec celui-ci. On peut affirmer sans exagération qu'il a rempli sa tâche de manière parfaite. Rien n'a été changé au texte ; les adjonctions nécessaires ont été faites avec toute la modération et l'honnêteté requises ; les erreurs de fait, conséquences du mode de rédaction de l'auteur, ont été corrigées. Quant à la documentation destinée à figurer en note, à peine esquissée dans le manuscrit, et cependant indispensable dans un livre de ce type, elle est en majeure partie l'œuvre de Vercauteren. Mais le livre lui-même est bien un livre de Pirenne.

Deux ré-éditions récentes de "Mahomet et Charlemagne"
  Ce que l'on a nommé la question « Mahomet et Charlemagne » n'a pas cessé depuis 1935 de faire l'objet de discussions, de recherches et de publications. On est frappé du caractère central qu'a pris le problème parmi les préoccupations des érudits.

    Le nombre et l'importance des contributions nouvelles à l'étude du passage du Bas-Empire au très haut moyen âge ont fort bien été mis en lumière par Charles Verlinden dans une remarquable contribution intitulée Henri Pirenne, au recueil de portraits intellectuels de maîtres historiens, paru à Tübingen sous le titre Architects and Craftsmen in History. Festschrifl für Abbot Payson Usher ; il peut suffire d'y renvoyer : encore l'auteur n'a-t-il pas visé à être complet. 

   Sans doute la thèse même de Pirenne, ce qu'à tort ou à raison l'on appelle sa « théorie », n'est-elle guère admise par la plupart de ceux qui pratiquent beaucoup et connaissent un peu l'histoire de l'Europe et des régions avoisinantes du IVe au IXe siècle. Mais tous s'accordent à dire que Pirenne en écrivant son livre a fait progresser considérablement la connaissance de cette histoire. 

   Directement, en projetant sur beaucoup de ses aspects une lumière abondante et pour une bonne part nouvelle. Indirectement surtout, en forçant les historiens à réexaminer les problèmes connus, à en poser d'autres, à créer et à mettre en œuvre des méthodes inédites, à entreprendre des recherches négligées jusque-là. Nul ne songerait à minimiser l'influence de la pensée de Dopsch, de Lot, de Dawson, d'Aubin sur l'ensemble d'activités auxquelles il vient d'être fait allusion. Mais on ne se trompera pas, croyons-nous, en considérant l'action de Pirenne comme plus forte encore que celle de ces maîtres éminents. 

 Il n'est guère d'œuvre historique qui ait, au cours des trente dernières années, été aussi féconde que Mahomet et Charlemagne et les mémoires qui l'ont préparé et étayé.
Le livre a été traduit en plusieurs langues. La traduction allemande de P. E. Hübinger, Geburt des Abendlandes, Amsterdam, 1942, est excellente ; elle a été rééditée à Berlin et à Francfort en 1952. Dans la traduction allemande, l'appareil de notes a été légèrement augmenté, des tableaux généalogiques, des listes de souverains, un index alphabétique et une carte ont été ajoutés. Une traduction anglaise de Bernard Miall a vu le jour à Londres en 1954 ; il en existe une édition dans une collection bon marché, publiée à New-York en format in-12°, en 1957 : Mahommed and Charlemagne. La traduction italienne de Mario Vinciguerra, Maometto e Carlomagno, a vu le jour à Bari dès 1939.

Le style

Henri Pirenne dans son cabinet de travail à Uccles en 1933
  On a jadis pas mal débattu le point de savoir si l'histoire est une science ou un art. Qu'elle soit une science n'est plus aujourd'hui contesté que par des primaires, par des hommes de science à œillères, ou par de beaux esprits fatigués, jouant un peu tard leur Alcibiade. Qu'elle soit également un art - les travaux d'érudition mis à part - nous paraît certain. Il est même des livres d'histoire entièrement dépassés au point de vue scientifique, dont la valeur littéraire garantit la survie.

  Pirenne n'a pas recherché les artifices de style ; on ne rencontre pas chez lui l'usage chronique de certains procédés qui parfois charment au début, mais dont la constance ou la répétition finit par lasser ; pas de morceaux de bravoure ; pas non plus de ces confidences baignées de tendresse vague, qu'ont mises malencontreusement à la mode quelques historiens contemporains.

   Le seul souci qu'eût Pirenne dans le domaine du style et de la langue, était d'écrire correctement et clairement. Il avait horreur de ce qu'il appelait la cacographie, c'est-à-dire des fautes de syntaxe et du confusionnisme. Tout ce qui portait atteinte à la netteté de l'expression, constituait à ses yeux une faute contre la pensée.

   Comme tous ceux qui ont une personnalité accusée, qui savent ce qu'ils ont à dire et qui connaissent la langue dont ils usent, Pirenne avait acquis une manière à lui d'écrire ; inconsciemment il avait développé un style personnel. Sans qu'il tendît au classicisme, il avait la clarté des grands prosateurs classiques. Mais sa prose était fort éloignée du caractère volontiers abstrait que présente généralement leur écriture. Pirenne voyait et faisait voir. Un personnage était construit et peint en quelques traits : Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Philippe II, Guillaume le Taciturne, Joseph II, Guillaume Ier ou encore la grandiose apparition du roi Léopold II qui « du  haut des fenêtres de son palais d'Ostende, laissait, comme un autre Henri le Navigateur, son imagination courir sur les flots » (Histoire de Belgique, VII, p. 350). Pirenne, d'ailleurs, ne se limitait pas au statique ; lorsqu'il le souhaitait, l'image rendait le mouvement : que ce fussent, au tome Ier de l'Histoire de Belgique, les marins flamands remontant la Tamise au chant du « Kyrie eleison » ou, à la fin du tome III, les « tercios » du duc d'Albe entrant à Bruxelles. Peu de mots lui suffisaient à créer l'évocation.

  Pirenne s'est défendu d'être original dans ses chapitres traitant d'histoire littéraire ou artistique. Mais il savait regarder et rendre nettement ce qu'il avait vu. Il est, au tome II de l'Histoire de Belgique, une phrase caractérisant de manière presque tangible tout un aspect de notre art à la fin du XIVe et au XVe siècle, cet art qui aime « des formes plus arrondies, plus pleines et d'un mouvement plus vrai » (2e édition, p. 462).

  Sans qu'il y ait tendu et presque sans le savoir, Pirenne avait trouvé des moyens propres d'expression. Il n'a pas fait de l'adjectif un usage indiscret ; mais il ne croyait pas comme son collègue louvaniste et ami, le chanoine Cauchie, que cette partie du discours devait être exclue du langage historique. 

  La phrase qui vient d'être citée montre l'aisance et le goût avec lesquels il en usait. Elle fournit également un excellent exemple du groupement balancé de trois éléments que Pirenne introduisait parfois dans le complément direct de ses phrases. Il atteignait ainsi à l'ampleur de forme que réclamait, dans certains cas, l'importance de la pensée.

 L'Histoire de Belgique et l'Histoire de l'Europe ne sont pas seulement des monuments de l'historiographie contemporaine ; elles sont aussi de grandes œuvres littéraires. A côté d'Augustin Thierry, de Michelet, de Renan, de Taine, de Fustel de Coulanges, Pirenne doit être cité parmi les historiens qui ont illustré la prose française.

III. Le maître

Pirenne se rendant à son cours du matin, hiver 1925.
   Pirenne fut un grand professeur. On a indiqué plus haut quelles étaient ses attributions à l'Université de Gand. L'esquisse que l'on a tracée de sa carrière, l'aperçu que l'on a tenté de donner de son oeuvre, ont nécessairement amené à faire état de son enseignement.

   Mais ce qu'on en a dit incidemment ne suffit pas. Cet enseignement de Pirenne, il importe de le caractériser ou tout au moins de s'y essayer.

  Bien des générations d'étudiants ont passé sur les bancs des auditoires gantois où Pirenne enseignait l'histoire du moyen âge et l'histoire de Belgique : historiens, philosophes, philologues et surtout futurs juristes, qui constituaient en ce temps la grosse masse des étudiants en philosophie et lettres. 

  L'enthousiasme du maître, sa parole imagée qui faisait voir, l'originalité de sa pensée, la solidité, la beauté même de sa synthèse exerçaient sur l'esprit des auditeurs une extraordinaire fascination : non seulement ils acquéraient des connaissances positives ; mais, ce qui est bien plus important, ils comprenaient et de ce fait apprenaient à mieux penser.

 Cependant, les seuls étudiants en histoire ont appris à complètement connaître Pirenne, professeur. Car c'est dans les locaux des séminaires, aux murs tapissés de livres, que le maître se révélait pleinement. Il y dirigeait les cours pratiques où se forment les élèves historiens. Il s'asseyait au haut bout d'une table dont les étudiants occupaient les côtés. 

  Il faisait lire, traduire, commenter un texte : source narrative, groupe de chartes ; il soulevait des problèmes d'interprétation, amenait ses jeunes disciples à user de critique pour les résoudre. Avec les étudiants plus avancés, de troisième et de quatrième année, il entreprenait l'étude en commun à travers les sources et, le cas échéant en usant de la littérature érudite, de quelque problème plus vaste : le tonlieu au haut moyen âge, l'administration territoriale du comté de Flandre, l'origine des corporations dans les anciens Pays-Bas et le nord de la France, pour citer quelques sujets traités au cours des dix dernières années de sa carrière. On a indiqué déjà quelques-uns de ses travaux à lui et des travaux de ses disciples, qui ont leur origine première dans ces recherches de séminaire ; il y en a bien d'autres.

  Ce qui caractérisait la manière de Pirenne dans la direction du cours pratique, c'est qu'il visait à obtenir une activité constante des étudiants; il y réussissait. Il travaillait devant eux et les faisait travailler devant lui. Il interrompait la lecture d'un texte pour poser, à sa manière directe, des questions ou pour amener les élèves à en poser. Il exigeait que sans tarder, sur place on se levât, vérifiât dans telle autre source, dans tel répertoire et surtout dans le Du Cange un témoignage, une référence, le sens d'un terme. 

  A l'occasion d'une intervention d'un étudiant, il marquait un doute, qui entraînait un contrôle au sujet d'un fait ou d'une interprétation ; parfois il signalait une lacune, une erreur dans ce qu'il avait avancé lui-même au cours d'une séance précédente. Il savait écouter les objections d'un membre de son séminaire, les examiner, le cas échéant en reconnaître la valeur. Il lui arrivait rarement, mais il lui arrivait, d'être sévère dans une appréciation personnelle ; mais jamais il ne décourageait. Il aimait à la fin des deux heures que durait chaque leçon, et avant d'allumer sa traditionnelle cigarette, prier ses élèves ou l'un d'eux de préparer un texte ou un groupe de textes dont l'examen servirait d'introduction à la séance suivante.


Le cabinet de travail de la rue Neuve-Saint-Pierre à Gand en 1930
   Quatre années passées dans le Séminaire de Pirenne étaient une merveilleuse préparation au métier d'historien. Elles créaient aussi entre les élèves et le maître des liens qui n'étaient pas exclusivement d'ordre intellectuel.

   On sentait, en effet, chez le maître l'intérêt qu'il portait à la formation personnelle de chacun de ses disciples. Il tenait à ce que l'on vînt lui parler de sa thèse, chez lui, dans son grand cabinet de travail de la rue Neuve-Saint-Pierre ; il écoutait attentivement ce qu'on lui communiquait des premiers résultats obtenus ; il donnait quelques directives qui pouvaient aider à vaincre les difficultés qu'on lui soumettait. 

 Ces entretiens produisaient sur l'étudiant un effet tonique ; il sortait de là encouragé, reconnaissant.

 Pirenne ne limitait pas ses conseils au domaine de la technique érudite. Il aimait guider ses disciples dans la manière de concevoir le sujet que l'on étudiait, dans la détermination de l'importance relative qu'il fallait accorder aux aspects de ce sujet, dans la façon d'aborder les problèmes de composition. Jamais il ne négligeait d'insister sur le devoir d'objectivité de l'historien, sur l'obligation rigoureuse qui pèse sur lui de se refuser à faire intervenir ses sympathies ou ses antipathies dans l'étude du passé.

  Il s'est constitué au cours des longues années d'enseignement de Pirenne, une école historique portant son nom ; Pirenne en était heureux et fier. Elle a compté et elle compte encore des historiens belges, néerlandais et américains, dont il a dirigé ou complété la formation. Quelques-uns de ses disciples ont, dans cet article, été cités nommément parce que le sujet l'exigeait ; ceci n'implique pas que les autres aient eu moins de titres à se dire disciples du maître ou que leur production scientifique ait eu moins d'importance ou de valeur. On trouvera une courte notice sur la plupart des anciens élèves de Pirenne, avec une bibliographie sommaire, arrêtée à 1938, au tome II de Henri Pirenne. Hommages et Souvenirs (Bruxelles, 1939) sous la rubrique L'école de Henri Pirenne. Ses élèves et leurs travaux.

  Il faut dire ici qu'en Belgique des élèves de Pirenne ont enseigné ou enseignent dans les universités de Gand, Liège et Bruxelles, à l'Institut universitaire des Territoires d'Outremer, à l'Institut supérieur de Commerce de l'État à Anvers ; que beaucoup d'entre eux ont occupé ou occupent avec distinction des postes d'inspecteur, de préfet des études, de professeur dans l'enseignement secondaire et normal ; que plusieurs d'entre eux furent ou sont des membres actifs et éclairés du cadre scientifique des archives et des bibliothèques. Un ancien élève belge de Pirenne, Willem Blommaert, fut professeur à l'Université de Stellenbosch en Afrique du Sud. De deux anciens élèves néerlandais, l'un, W. S Unger, fut successivement archiviste de la ville et archiviste de l'État à Middelburg, l'autre, Henri Obreen, un « Privatgelehrter » de format. 

  Des savants américains ayant suivi les cours de Pirenne, ont enseigné ou enseignent dans plusieurs universités : Chicago (J. L. Cate), Cornell (C. Stephenson), Harvard (Ch. Taylor), North Western (G. C. Boyle), Washington State University (H. S. Lucas), Wisconsin (R. L. Reynolds). On doit signaler le fait remarquable que la formation donnée à ses élèves par Henri Pirenne a contribué à mettre quelques-uns d'entre eux en mesure de s'orienter vers l'étude de domaines différents de ceux abordés dans le Séminaire gantois : l'histoire de la cartographie et des découvertes pour Jan Denucé, l'histoire du droit égyptien pour Jacques Pirenne, l'archéologie grecque pour Denise Feytmans (Mme Kallipolitis), la pensée scientifique et philosophique au moyen âge pour André Van de Vyver.
Quand on parle d'écoles, il faut éviter les confusions.

  Pirenne a toujours mis ses élèves et ses anciens élèves en garde contre un danger : celui de les voir adopter nécessairement les vues de leur maître et consacrer leurs travaux à les justifier. La communauté d'école pouvait être, à ses yeux, une communauté de méthode ; elle ne devait pas devenir une communauté de doctrine.

    Ce respect de la personnalité et de la liberté de ses disciples, dont ceux-ci ont fait largement usage, est un des traits du caractère de Pirenne, qui lui font le plus grand honneur.

  

IV. La personnalité

Médaille frappée en l'honneur du cardinal Mercier, d'Adolphe Max, de Léon Theodor et de Henri Pirenne en 1922
  Il n'était ni possible, ni souhaitable de parler de la carrière de Pirenne, de son œuvre, de son enseignement, sans faire apparaître à cette occasion quelques traits de sa personnalité. On voudrait en rappeler encore quelques autres avant de terminer cet article.

  Le grand souci de justice qu'avait Pirenne dans l'exercice de ses fonctions et dans ses jugements, nous paraît devoir être fortement souligné. Pirenne se laissait parfois emporter, comme beaucoup de natures puissantes ; il exprimait alors des appréciations catégoriques, en termes vifs, voire même outranciers. Mais il revenait sur ses propos, les modérait ou les modifiait si, mieux informé, il se rendait compte de son erreur.

  Cette préoccupation d'être juste dans la vie, est un autre aspect de la vertu qui lui inspirait une si rigoureuse objectivité dans son œuvre scientifique. Au cours de son discours d'ouverture, lors du Ve Congrès international des Sciences historiques, en 1923, il enjoignait à l'historien tenu à l'objectivité, de « comprimer en lui-même et surmonter ses préjugés les plus chers, ses convictions les mieux assises, ses sentiments les plus naturels et les plus respectables ». En prononçant ces paroles, Pirenne ne formulait pas seulement une règle de travail intellectuel, mais une règle de vie, un prescrit moral.

  Une autre grande vertu fut son partage : la tolérance ou plutôt le respect des opinions d'autrui. Ce n'était point là manifestation d'indifférence; il avait sur beaucoup de questions des opinions bien à lui et il savait les défendre. Mais il trouvait naturel que l'on pensât ou sentît autrement que lui. Bien plus, il était capable de faire un effort sincère pour comprendre des points de vue différents des siens, même sur les problèmes les plus ardemment débattus.

  Peut-être cette tolérance naturelle fut-elle un des facteurs qui l'écarta si complètement de la politique. Très conscient des devoirs du citoyen, il s'intéressait à tous les problèmes de la vie publique, mais il n'entendait pas jouer de rôle dans celle-ci. On ne se trompera pas en affirmant qu'il éprouvait une grande méfiance à l'égard des intrusions de la politique dans la vie intellectuelle et scientifique du pays. Que  des  influences  politiques puissent agir sur l'organisation et le fonctionnement des universités de l'État et en particulier sur les nominations de professeurs, lui paraissait un abus monstrueux et une criante absurdité.


Paul Hymans (1865-1941)
Libéral d'opinion, il resta complètement étranger à l'action du parti, encore qu'il fût l'ami de plusieurs «libéraux et notamment de l'homme d'État qu'était Paul Hymans. Libéral, Pirenne le fut surtout au sens fondamental d'ami de la liberté. Son attachement à celle-ci était farouche : liberté individuelle, liberté d'opinion, liberté de parole, liberté de la presse, tout particulièrement. Les régimes politiques liberticides, les dictatures lui étaient en abomination.

  Ce que l'on a dit du rôle qu'il joua pendant la première guerre mondiale, révèle l'ardeur de son patriotisme. Il n'a jamais - quoi qu'on en ait dit - parlé de l' « âme belge », création, pensons-nous, d'Edmond Picard. Par contre, il croyait dur comme fer à la nation belge et à son unité foncière, parfaitement compatible, pensait-il, avec le plein développement de ses éléments flamands et de ses éléments wallons. Il avait, au sujet des modalités et de l'allure de ce développement, les mêmes idées que pas mal d'hommes de valeur appartenant à la même génération. Il est faux qu'il ait éprouvé, comme on l'a prétendu, quelque hostilité pour la langue néerlandaise ou pour la culture flamande ; bien au contraire.

   Il était fort attaché à la dynastie. Léopold II lui inspirait un profond respect. Il connut bien le roi Albert qu'il admirait en tant que souverain, en tant que soldat et en tant qu'homme. Dans une lettre à l'auteur de cet article, écrite au moment de la mort du Roi, il disait que ce décès était pour lui non seulement un deuil national, mais une peine personnelle très vive. Il avait eu de la joie à voir le Roi charger son fils Jacques d'enseigner l'histoire au duc de Brabant ; il fut heureux plus tard de compter l'héritier du trône parmi ceux qui suivirent à Gand son cours d'histoire de Belgique.

  Pirenne était foncièrement optimiste ; il comprenait même difficilement que l'on pût être porté au pessimisme, sans se trouver paralysé ou freiné dans ses activités. Sa foi dans la victoire nécessaire de l'intelligence sur la sottise était une des formes de son optimisme. Que de fois ne l'a-t-on pas entendu dire : « Non ; ce serait trop bête ; cela ne peut se faire ! » Les événements ne lui ont pas toujours donné raison.

 L'optimisme de Pirenne était quelque chose de naturel, de spontané. Il ne constituait pas un élément d'un système philosophique. On serait, d'ailleurs, tenté de croire que Pirenne portait peu d'intérêt à la philosophie. Sa vue de l'histoire est surtout concrète ; les manifestations de la vie matérielle lui inspiraient en général plus d'intérêt que la spéculation. Et cependant il a dit plusieurs fois à l'auteur de cet article que la philosophie avait pour lui quelque chose de grisant ; une ou deux fois il lui a même confié que les conceptions et les constructions de Hegel avaient exercé et exerçaient toujours une forte attraction sur son esprit.


Henri Pirenne recevant le roi Albert I le 21 janvier 1921 à l'Université de Gand
Le goût du concret, le goût du vivant, le goût de l'humain, si accentués chez lui, avaient même agi sur ses goûts en littérature. Il avait un penchant tout particulier pour Cervantes, Balzac et Dickens, dont il relisait fréquemment les œuvres. Un jour Auguste Vermeylen et lui constatèrent que cette habitude et ce penchant leur étaient communs : découverte qui facilita la compréhension entre ces deux hommes de haute valeur, mais à tant d'égards si différents.

  On se tromperait en croyant que ce goût du concret dans la vie et dans la pensée et l'importance que Pirenne accordait en histoire aux facteurs économiques, autoriseraient à le ranger parmi les tenants du matérialisme historique. Il s'en est toujours défendu.

 D'ailleurs, l'action des personnalités, des idées et des sentiments n'a jamais été absente de l'œuvre historique de Pirenne ; on peut même soutenir, croyons-nous, qu'elle a pris plus de place dans les travaux des quinze dernières années que dans les travaux antérieurs. Ce qui est vrai, c'est que Pirenne pensait avec raison que l'action des facteurs immatériels en histoire est beaucoup plus difficile à discerner exactement que celle des facteurs matériels.

 Dans ses écrits, Pirenne use souvent de phrases impliquant une nécessité (« il était inévitable que... » ; « il devait nécessairement se produire que... » ; etc.). On en a conclu à du déterminisme. 

   Qu'il y ait eu un certain déterminisme dans la pensée de Pirenne, nous sommes porté à le croire ; mais pas un déterminisme absolu, avec lequel la place qu'il réservait au hasard en histoire nous parait difficilement compatible : le hasard, « cette force mystérieuse, qui se plaît continuellement à déjouer les calculs des hommes », comme il le qualifie dans l'Histoire de l'Europe(p. 465). Ce problème du hasard a fort préoccupé Pirenne. Il en a parlé dans des conférences faites à Anvers et à Bruxelles ; le texte n'en a pas été publié ; peut-être n'a-t-il jamais existé.
A ces quelques aspects principaux de la personnalité morale et intellectuelle de Pirenne, nous voudrions joindre un dernier trait de sa physionomie morale.


Henri Pirenne nommé Docteur honoris causa de l'Université d'Oxford le 25 juin 1919
Henri Pirenne a connu les plus grands honneurs. Il fut, dans son pays, l'objet de manifestations d'hommage en 1912, en 1921, en 1932. Les historiens français organisèrent une manifestation en son honneur à Paris en 1932. A l'occasion de sa quarantième année d'enseignement à l'Université de Gand, on lui dédia les deux beaux volumes de Mélanges d'histoire offerts à Henri Pirenne par ses anciens élèves et ses amis (Bruxelles, 1926) (comme devaient être éditées plus tard en guise d' « epitumbium » des Études d'histoire dédiées à la mémoire d'Henri Pirenne par ses anciens élèves, Bruxelles, 1937). 

  Il reçut le prix quinquennal d'histoire nationale en 1902 et de nouveau en 1921. Il fut, en 1933, le premier titulaire du Prix Francqui. Il était membre étranger de la plupart des académies d'Europe et docteur honoris causa de quinze universités. Il était porteur d'importantes décorations belges et étrangères. Il y avait là de quoi faire tourner les têtes les plus solides. Pirenne demeura toujours impénétrable à la vanité; il resta, jusqu'à sa mort, la simplicité même. Peut-on faire de l'homme un plus bel éloge?

  Les historiens vraiment grands sont rares. L'ampleur, la qualité, la portée de son œuvre permettent de ranger Pirenne parmi eux. Sa place est aux côtés d'un Macaulay, d'un Ranke, d'un Mommsen, d'un Fustel de Coulanges, d'un Waitz, d'un Rostovtzeff. Il appartient à cette catégorie de savants dont l'œuvre, même au moment où elle est techniquement dépassée en partie ou dans son ensemble, continue à prodiguer aux hommes d'étude et à tous ceux qui pensent, de précieux enseignements.

    Pirenne est de ces quelques historiens grâce auxquels on s'enrichit l'esprit en poursuivant avec eux, à travers leurs écrits, un passionnant dialogue. Quelques années après la mort de Pirenne, Walther Kienast écrivait (Historische Zeitschrift, t. 157, 1958, p. 537) : « Ein Fürst im Reiche der Geschichte ist dahingegangen. Es gab unter den Zeitgenossen keinen gröszeren und wenige seinesgleichen ». « Dans l'empire de l'histoire, un prince s'en est allé. Parmi ses contemporains, il eut peu d'égaux et personne ne fut plus grand que lui ». On ne saurait mieux dire.

Un tout tout grand merci à

Texte de GANSHOF François-Louis : "Pirenne, Henri", in Biographie nationale, Bruxelles, Emile Bruylant, t. 30, 1959, colonnes 671-675. Reproduit avec l'aimable autorisation de  l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique.







http://